« Changer de République, changer de société »

Par Roger Martelli, historien et co-directeur du mensuel Regards.

Il n’y a pas si longtemps, on nous expliquait que la Constitution de 1958 était la forme enfin trouvée d’une République apaisée, la fin d’une longue période d’hésitation constitutionnelle (seize constitutions depuis 1791). On parle désormais de crise de régime. Beaucoup, à droite et à gauche, parlent de VIe République. Jean-Luc Mélenchon a proposé d’en faire un cheval de bataille citoyen ; une gauche bien à gauche s’honorerait à porter ce projet, en se rassemblant pour le faire. Et pour aller au bout du projet, il ne faut pas le cantonner à la seule question institutionnelle. Parler de Constitution, c’est en fait traiter de la manière dont on fait société.

L’institution, un concentré de social

Qu’est-ce qui est au cœur de la crise politique ? Une évolution large, qui court sur au moins quatre décennies et qui ne concerne pas seulement la France, mais tous les territoires sans exception, du local au mondial. On a fait reposer la dynamique des sociétés contemporaines sur la combinaison de deux logiques : la concurrence sur le plan économique et la gouvernance sur le plan politique. La « gouvernance » a émergé dès le milieu des années 1970, à partir de l’idée qu’il y a « des limites potentiellement désirables à l’extension indéfinie de la démocratie politique » (rapport de la Commission Trilatérale, 1975). Le modèle de la « gouvernance d’entreprise » (corporate governance) est devenu celui de l’État. C’est ainsi que s’est imposé un vaste mouvement qui, pièce par pièce, a tendu à réduire le poids du secteur public, les déficits publics, les tarifs douaniers, les impôts sur le capital et le pouvoir régalien sur la monnaie. Il a justifié l’érosion du pouvoir politique des États, en même temps qu’il délégitimait les conflits politiques et les luttes sociales.

D’un côté, la concurrence marchande est devenue l’horizon indépassable de toute régulation ; d’un autre côté, la gouvernance est apparue comme un mode minimaliste de régulation publique, dans le cadre d’un équilibre social fondé, non sur le conflit et la norme publique, mais sur la négociation et le contrat. Sur cette base, l’objectif stratégique est devenu la mise en place de dispositifs institutionnels associant le pouvoir des élites et l’intervention d’une « société civile » qui a intériorisé la règle du jeu fondamentale : la norme supérieure de la « concurrence libre et non faussée ». Cette conception a été le socle des constructions institutionnelles européennes et elle a fondé toutes les élaborations institutionnelles du « néo-présidentialisme » français, de droite comme de gauche (Balladur, Lang, Sarkozy). Elle reste l’horizon des réformes institutionnelles, administratives et territoriales en cours.

Dès lors, tout s’entremêle : la norme libérale économique, la dévalorisation du public, le reflux de la loi, l’affaiblissement de la représentation, le primat de l’expertise, et tout cela sur un fond d’alternance au pouvoir d’une droite qui se radicalise et d’une gauche qui s’amollit. C’est cette intrication qu’il faut démêler. Or nous sommes à un de ces moments où il n’est pas de solution réformatrice partielle possible ; l’architecture globale du dispositif doit être remise en chantier. Le socle du bien commun et de la souveraineté populaire pourrait, partout, se substituer à celui de la concurrence et de la gouvernance.

Constituer le peuple, instituer la démocratie

Que faire et comment le faire ? Jean-Luc Mélenchon suggère qu’il faut placer l’intérêt général au centre et rendre au peuple tout le pouvoir auquel il peut aspirer. Il a raison. À condition bien sûr que l’on ne se cache pas l’existence de deux difficultés. Tout d’abord, qu’est-ce que l’intérêt général, dans une société où « l’universel » n’est pas donné par avance, où le commun n’existe pas sans les singularités qui le déterminent, où la cohérence ne peut se passer de la complexité ? Comment penser une mise en commun qui ne délègue pas à l’État le soin de définir l’intérêt général, au risque de confondre l’égalité et l’uniformité ? Comment imaginer la « chose publique » autrement que par les normes, éprouvées mais aliénantes, de l’étatisme monarcho-bonapartiste ?

Quant au « peuple », comment ne pas voir, tout à la fois, qu’il existe et qu’il reste à constituer ? Il y a des catégories populaires, numériquement majoritaires mais socialement dispersées, des ouvriers, des employés, des précaires, des immigrés. Il y a des dominés, mais pas de peuple politique prédéfini, tout simplement parce que le peuple n’existe que par le mouvement qui le constitue, par les projets qui le rassemblent, par les luttes qui affirment sa dignité. La question n‘est pas tant de donner le pouvoir au peuple que de lui permettre de se constituer par lui-même, dans le processus par lequel il commence à prendre en main son propre destin.

« Constituer », « constituant »… Voilà bien les mots-clés, sur lesquels Mélenchon a bien raison de focaliser l’attention. « Constitution » vient seulement dans la foulée. Il est donc salutaire de promouvoir la mise en route d’un authentique processus constituant, par lequel les individus se constituent en peuple, en définissant la manière dont ils vont faire société et en précisant les grands cadres juridiques stabilisés qui la rendront possible. Il n’y a pas de société reposant sur la liberté des individus associés, si l’inégalité des avoirs, des savoirs et des pouvoirs est la seule norme tenue pour légitime. En sens inverse, il n’y a pas d’égalité durable, si n’existent pas les institutions qui la garantissent, pour en faire la base de toute créativité.

Quand les représentants du Tiers-État, établis en Assemblée nationale, décident de la proclamer « constituante » à l’été de 1789, ils se fixent l’objectif de rédiger une Constitution. Mais pendant deux ans, ils s’attachent d’abord à refonder les bases mêmes d’une société moderne. Ce n’est qu’au bout de ces deux années qu’ils adoptent enfin la première Constitution de l’histoire française. De la même manière, aujourd’hui, un processus constituant ambitieux portera sur les fondements les plus solides de la société des humains. C’est dire qu’il se construira autour de trois enjeux de société : la redéfinition d’un espace public et de ses normes ; la primauté et l’universalité réelle des droits comme fondements du « pacte social » ; l’affirmation de la souveraineté populaire et de la citoyenneté. C’est l’articulation des trois thèmes qui donnera à la vie politique et à ses institutions la légitimité qui fait défaut aujourd’hui. Elle est une clé pour nous sortir du marasme épais qui nous paralyse, en donnant un nouvel élan à la citoyenneté.

Une Sixième… qui sera une première

Dans ce cadre-là, il faudra bien aborder la question de la Constitution proprement dite. On ne met pas la charrue avant les bœufs, dira-t-on peut-être. Le plus urgent est de porter l’exigence d’un processus constituant ; il sera bien temps, alors, d’en préciser les termes. Mais les citoyens seront d’autant plus enclins à vouloir d’un tel processus qu’ils auront dès maintenant, sous leurs yeux, les grandes lignes pensables des projets d’avenir. Il y a toujours, en France, une gauche de gauche bien active. Il y a en particulier un Front de gauche. Que propose-t-il pour nourrir la réflexion citoyenne ? Quelle ossature de projet est-il capable de mettre en débat ?

Il se trouve que, depuis 2004, je me suis trouvé associé à des réflexions sur les institutions, à l’intérieur du PCF quand celui-ci s’est attaché à définir ses propositions pour une Sixième République, au sein de la Fondation Copernic, puis dans les collectifs antilibéraux de 2005-2006 et enfin autour du Front de gauche. De ces longues élaborations, trop souvent méconnues, j’ai retenu quatre grands principes : l’affirmation des droits, le glissement d’une démocratie représentative à une démocratie d’implication, la République sociale, la refonte globale de l’architecture des pouvoirs. Je les résume en annexe : le lecteur s’y reportera, s’il le souhaite.

Évoquer un processus constituant, c’est remettre la citoyenneté au cœur de la relance démocratique. Parler dès maintenant de VIe République, c’est énoncer clairement l’objectif que l’on propose d’assigner au processus. La Ve République est forclose ; une nouvelle doit voir le jour. Toutefois son ambition va au-delà du simple ajout d’un numéro à la liste déjà conséquente des républiques passées. Plus que d’une succession, c’est d’une rupture historique qu’il est question.

Toute la réflexion constitutionnelle depuis le XVIIIe siècle, depuis l’Américain Madison et le Français Sieyès, découle de la conviction que la seule démocratie possible est celle qui permet au peuple de s’exprimer, non directement, mais par l’entremise de ses représentants. Si la négation brutale de la représentation conduit à des dérives inacceptables, renvoyer à la seule « bonne » représentation ne suffit pas pour répondre aux évolutions des sociétés modernes, à leur complexité, à leur interaction territoriale, à l’élévation générale des compétences, des savoirs et des possibilités de leur partage, au besoin d’autonomie d’individus qui ne se réduisent pas à des entités séparées les unes des autres sur les marchés concurrentiels.

L’impulsion de la « gouvernance » a été une manière libérale-technocratique de répondre à ces exigences nouvelles. Il importe maintenant de formuler une autre logique démocratique, où la justesse de la représentation serait confortée par la continuité et la qualité de l’implication citoyenne. Une logique qui ne briderait plus l’exercice démocratique, qui briserait le monopole des compétences, qui porterait l’exigence démocratique vers tous les champs de l’expérience sociale.

La République n’est pas une simple forme institutionnelle, une manière technique de distribuer des pouvoirs. Elle est avant tout une manière de fonder l’universalité humaine sur l’égalité et la libre autonomie des individus. Couplée à l’autre mot-clé, « démocratie », elle est une façon intégrée de penser, dans un même mouvement, la singularité des personnes et leur universelle solidarité.

Faire de la République, sixième du nom, la première d’une nouvelle ère démocratique : quand les temps sont gris, ne voilà-t-il pas une belle espérance ?

Annexe : Quatre principes pour une VIe République

1. Toute refondation sociale et institutionnelle doit s’ancrer plus fortement dans l’affirmation des droits. On ne s’implique pas totalement dans la citoyenneté, si l’on ne dispose pas de droits suffisants. Il est en cela nécessaire de prolonger les grands acquis, notamment ceux de la Libération, en insistant plus fortement que par le passé sur quelques idées.
– Les droits sont indivisibles : ils sont à la fois politiques, économiques, sociaux, culturels ; ils sont à la fois individuels et collectifs.
– Les droits sont universels : rien ne peut limiter leur exercice ; rien, et donc en particulier surtout pas l’origine, la nationalité, le genre ou l’orientation sexuelle ; toute discrimination est une injure à la République et un frein à l’expansion démocratique.
– Les droits énoncés par la Constitution sont contraignants et peuvent en particulier être opposables devant les tribunaux.
– Enfin, pour garantir l’égalité des droits, la puissance publique a l’obligation d’agir et de se doter des moyens nécessaires, à commencer par une justice plus démocratique, par des instruments économiques adaptés et placé sous tutelle politique, et par des services publics étendus, démocratisés, modernisés.

2. La démocratie sera plus vivace si les citoyens se sentent bien représentés ; mais la démocratie dite « représentative » ira d’autant mieux que les citoyens auront la possibilité de s’impliquer directement. La délégation à l’État n’est pas le souverain remède contre les empiètements de la « loi » des marchés. La souveraineté populaire, sous toutes ses formes, est le principe ordonnateur d’une nouvelle citoyenneté, plus soucieuse d’implication directe que de simple représentation. L’extension du droit de vote, la parité réelle, la pratique des budgets participatifs, le droit d’initiative législative, le référendum d’initiative populaire, le statut de l’élu, le non-cumul des mandats, l’extension des conseils et assemblées citoyennes sont autant de pistes nécessaires.

3. La démocratie se régénérera d’autant mieux qu’elle sera sociale. Elle ne peut pas prospérer si le champ de l’économie est en dehors de ses attributions, si l’entreprise lui reste fermée, si les institutions économiques publiques échappent à la décision politique, si les lieux où se jouent le plus fortement la destinée collective restent des lieux opaques, réservés à de petits groupes d’hommes concentrant des pouvoirs exorbitants, au nom de la libre entreprise et de la norme indépassable de la concurrence. La reconnaissance constitutionnelle du principe de la « citoyenneté sociale » ou de la « citoyenneté à l’entreprise » est donc à l’ordre du jour. Elle suppose une extension conséquente des pouvoirs des organismes où sont représentés les salariés. Enfin, l’obligation des services publics vaut instituée dans les domaines décisifs, et notamment l’éducation, le travail, la formation, la santé, le logement, l’énergie, la culture, l’information. Ces services, bien sûr, seraient soustraits aux règles de la concurrence.

4. Sur la base des principes précédents, c’est à une redéfinition de l’architecture des pouvoirs qu’il faut désormais s’atteler. La généralisation de la proportionnelle et la suppression du Sénat dans sa forme actuelle en sont des préalables. La réduction drastique des pouvoirs du Président de la République, la suppression du principe de son élection au suffrage universel, la concentration des pouvoirs exécutifs entre les mains du gouvernement (et non du Président), la revalorisation massive du rôle, des pouvoirs et des moyens du Parlement, la subversion démocratique et égalitaire de la décentralisation et la transformation de l’appareil d’État en sont les pivots ou les « clés de voûte ».

 

Je demande l’élection d’une assemblée constituante qui fonde avec les citoyens la 6e République. Une République débarrassée de la monarchie présidentielle et fondant les nouveaux droits personnels, écologiques et sociaux dont notre pays a besoin.

Je recevrai par mail les informations sur le Mouvement pour la 6e République.

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5 responses to “« Changer de République, changer de société »

  1. Tu dis

    La question n‘est pas tant de donner le pouvoir au peuple que de lui permettre de se constituer par lui-même, dans le processus par lequel il commence à prendre en main son propre destin.

    .
    Je pense quant à moi, et je le développe sur mon blog Mediapart, que ce sont dans des cercles citoyens que nous allons pouvoir le faire (proposition 1). Encore faut-il que les militant-e-s qui ont signé au m6r, comme celles et ceux qui n’ont pas encore signé, et qui attendent de voir, se prennent en charge pour construire du commun avec les gens là où ils vivent et travaillent sans « attendre les consignes ». Et alors on pourrait collectivement bousculer l’histoire et créer dès 2015, sans attendre 2017, un rapport de force suffisant pour imposer une VIe République sociale et démocratique face à l’oligarchie (les 1%) au pouvoir (proposition 2).

  2. .Dans la vraie démocratie qu’il nous faut construire pour nous débarrasser de la maffia aux pouvoirs exécutifs, législatifs, judiciaires, médiatiques et financiers.
    Seules les débats d’idées compteront, pas le sourire ou le lifting des candidats.
    Bien sûr, pas question que ce soient eux ou les partis politiques qui aspirent à nous gouverner qui écrivent le texte des nouvelles institutions !

    Car ce n’est pas aux gens de pouvoir d’écrire les règles du pouvoir.

    http://lavraiedemocratie.fr

    1. .Bonjour,
      Cette proposition me dérange car elle crée des citoyens de seconde zone par les actions qu’elles ont eu avant (vous pensez à tous les militants sincères et investis ? Et les associatifs et syndicalistes n’auraient pas droit non plus ?). C’est en négation même avec les principes d’égalité et de justice. Il suffirait en revanche, et c’est important, que les membres de l’assemblée constituante ne puissent pas se présenter dans les élections qui suivent.

      C’est au peuple dans toute sa diversité de faire de cette constituante une réussite, et le grand nombre se mettra en mouvement s’il sait qu’il va enfin décider. Lui, pas le hasard. Le tirage au sort enjambe totalement cette question. Une position sage et intéressante selon moi est de faire un mix entre les deux ! C’est par la confrontation des idées et des projets qu’on se forge un avis et qu’on fait avancer un processus constituant, avec le tirage au sort seul, c’est absolument effacé. Et on aura une constituante de technocrates (comme c’est le cas dans les jurés d’assises : les magistrats ont une énorme influence sur la décision).

      Cordialement, XW.

      1. .Le fait de ne pas être constituant n’est pas être un citoyen de seconde zone, du moins pas plus que l’immense quantité d’électeurs que le système prive de leur voix une fois qu’ils l’ont donné à un maître qu’ils ne contrôlent pas.

        Les partis politiques auront un rôle important de think tank et la constitution écrite par des constituants tirés au sort pourra décider de modalités qui permettront aux partis de participer aux pouvoirs.
        Mais la constitution doit définir la façon dont les citoyens contrôleront les élus et leur demanderont des comptes. Il est bien évident que ces élus seraient en conflit d’intérêt pour statuer sur ces règles. Voilà pourquoi ils ne peuvent pas être impliqués dans leur écriture.

        Election ou tirage au sort ? Voilà deux scénarios explicatifs comparés.
        . 1. Si on élit les constituants, les partis politiques nous présenteront chacun les listes des représentants qu’ils voudraient voir siéger.
        On se retrouvera alors avec une assemblée représentants grosso modo les scores des partis politiques, et non les citoyens, les abstentionnistes ne seront pas représentés, les candidats individuels non médiatiques n’auront aucune chance d’être élus.
        La constitution qui serait écrite sera donc la constitution écrite par les partis politiques majoritaires, et cela même si les constituants s’interdisent de briguer un quelconque mandat par la suite. Ils seront en conflit de loyauté car chaque constituant se sentira redevable envers le parti qui l’a fait élire et cherchera à mériter la confiance placée en lui. Cela créera des conflits d’intérêt convergents entre ce qui est bon pour les partis et leurs élus et l’intérêt général des citoyens d’inscrire dans la constitution les moyens de séparer, contrôler et nommer les gens au pouvoir.
        2. Si on tirait au sort les constituants, ils seraient représentatifs sociologiquement des citoyens, pas besoin de quotas pour ça, hommes femmes, citadins campagnards, salariés patrons, …
        Ils pourraient avoir des conflits d’intérêts avec l’intérêt général mais ces conflits d’intérêts seraient divergents et donc s’annuleraient.

  3. .Merci pour votre annexe , voilà de solides éléments de réflexion !
    Une question : quelles sont les faiblesses d’un régime parlementaire ?
    Un premier ministre , chef de l’exécutif , issu de l’Assemblée Nationale ?

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